Le ciel était bas. Tom Hooper marchait d’un pas lourd en cherchant du regard l’immeuble numéro 27 dans cette rue grouillante de voitures. La température était fraîche pour un mois de mars à Genève.
Les bureaux de Grüber&Thorp se
trouvaient au quatrième étage. Tom avait rendez-vous avec le responsable
commercial de la zone Europe, un certain Hans Linetti. Après s’être présenté
auprès de l’hôtesse d’accueil, il n’attendit que moins d’une minute avant
d’être accueilli par un homme de grande taille, blond, qui portait son costume
très cintré et arborait une cravate chatoyante. Pour rejoindre son bureau, ils
traversèrent un long couloir où régnait un silence de cathédrale.
L’agent
Hooper expliqua la raison de sa visite en résumant les faits qui s’étaient
déroulés depuis le 24 février, puis en vint rapidement au fait.
— Ce que je souhaite clarifier, c’est
l’éventuel lien qui pourrait exister entre le meurtre de ce chercheur au Gran
Sasso et la fourniture de xénon. Nous savons qu’il existe de fortes tensions
sur le marché du xénon liquide très pur, notamment dans le milieu des
expériences scientifiques. Et la victime était votre contact pour l’expérience
XENO1000, l’un de vos plus gros clients. Pour commencer, pourriez-vous me confirmer
que les contrats de fourniture de xénon que vous avez passés avec XENO1000 ont
été négociés par Matthew Donnelly ?
— C’est exact. Nous avions deux
contacts : Mr Donnelly à Houston et Mme Marsi à New-York. Le contrat de
fourniture a été scellé au printemps 2014 si je me souviens bien.
— De quelles quantités de xénon
s’agit-il ?
— J’ai là le dossier commercial de XENO. Nous
les accompagnons depuis plusieurs années, vous savez, depuis la mise en route
de leur précédente chambre à projection temporelle. Concernant ces quantités,
pour être exact, elles se montent au total à cinq tonnes de xénon de classe IV.
— Qu’est-ce que la classe IV ?
demanda l’agent du FBI.
— Nous classifions les gaz liquides en
fonction de leur pureté. La classe IV correspond à la plus haute qualité. Nous
avons un procédé spécifique concernant le xénon qui nous permet d’offrir une
classe IV alors que nos concurrents n’y parviennent pas.
— Quels sont vos autres gros clients
similaires à XENO1000, qui cherchent la meilleure pureté de xénon ?
— Nous avons une autre expérience
scientifique très semblable à XENO1000, il s’agit de LXZ, et puis en dehors de
la recherche fondamentale, d’autres acteurs industriels, notamment dans le
domaine des matériaux, où la demande de xénon sans krypton est de plus en plus
forte.
— Sans traces d’éléments
radioactifs ? répliqua Hooper.
— La radioactivité est l’élément très
important pour les expériences de recherche fondamentale, mais ce qui intéresse
les industriels c’est surtout la pureté chimique. Et quand on élimine le krypton
ou l’argon, on élimine aussi leurs composés radioactifs, c’est lié… répondit
Hans Linetti.
— Vous savez sans doute que l’expérience
XENO1000 a développé un purificateur isotopique qui vient purifier encore plus
votre gaz déjà très pur. Est-ce que ce système vous serait utile pour améliorer
encore votre avantage concurrentiel ?
— Très certainement…
— Concernant votre autre client
scientifique pour du xénon très pur…
— LXZ ?…
— Oui, LXZ. Pouvez-vous me dire quelles
quantités vous leur fournissez, par rapport à XENO1000 et dans quelles conditions ?
— Les contrats de fournitures sont assez
différents, en fait. Nous négocions toujours au cas par cas, selon des critères
qui sont très précis. Nous pouvons ainsi fixer des priorités parmi nos clients.
LXZ vient en second concernant le xénon. Cela peut vous paraître étonnant
sachant qu’ils ont besoin de plus grands volumes. Mais nous avons donné la
priorité à XENO1000 au vu notamment de leur avancement dans l’installation de
leur détecteur.
— Vous m’avez dit cinq tonnes pour
XENO1000, mais c’est combien pour LXZ ?
— Je n’ai pas sorti le dossier, mais de
mémoire, nous leur fourniront deux tonnes cette année, puis à nouveau deux
tonnes l’année prochaine.
— Mais LXZ développe une TPC plus grande
que celle de XENO1000, n’est-ce pas ?
— Oui, tout à fait. Mais ils doivent avoir
un calendrier différent… Il me semble que LXZ a besoin au total de huit tonnes
de xénon.
— Est-ce que les prix que vous pratiquez
sont les mêmes pour vos différents clients ?
— Je ne pourrais pas vous répondre
précisément sur ce point, vous comprenez bien. Ce que je peux vous dire en
revanche, c’est que les tarifs sont très différents pour les institutions
scientifiques et pour les industriels.
— Et entre deux consortiums
scientifiques ?
— Comme je vous l’ai dit, nous négocions
au cas par cas en fonction de nombreux critères. Il peut y avoir certaines
différences.
— Quels sont vos principaux concurrents
dans le domaine du xénon liquide purifié ? demanda Hooper qui avait
compris qu’il n’en saurait pas plus sur les conditions de vente aux deux
expériences.
— Nous en avons principalement deux :
le russe Gazkron Fluids et l’americano-saoudien Johnson Ltd. Le marché s’est
beaucoup développé depuis une dizaine d’années.
— Vous estimez à quelle proportion les
quantités utilisées par la recherche fondamentale par rapport au total ?
— Aujourd’hui, c’est clair que ce sont les
institutions scientifiques qui sont nos plus gros clients en termes de volumes.
Mais la demande industrielle croit rapidement.
— Est-ce que cela pourrait créer des
tensions à terme ? Pour les expériences scientifiques, j’entends… demanda
Hooper.
— Ce n’est pas exclu. D’autant que nos
concurrents ne sont pas à la hauteur de ce que les scientifiques souhaitent en
terme de qualité, et les mêmes griefs tendent à apparaître du côté des
industriels…
— Pourrais-je avoir accès au contrat que
vous avez négocié avec Matthew Donnelly et Giovanna Marsi ? tenta Hooper.
— Je regrette, nous ne fournissons pas ces
documents commerciaux stratégiques,
répondit Linetti avec un sourire de façade.
Hooper se doutait quelle serait la réponse
du directeur commercial, mais il se devait de la poser. Il savait qu’il aurait
plus de chances avec Giovanna Marsi.
***
Le campus de Columbia était immuable. Tom
se remémorait les quelques semaines qu’il avait passées là quand il était
doctorant pour suivre des séminaires de physique des particules. La vision de
l’ancienne bibliothèque du Low, avec ses colonnades et son dôme de granit
provoquait toujours la même émotion. Tom se revoyait allongé dans l’herbe
jouxtant la Low Plaza en train de discuter des dernières recherches sur les
rayons cosmiques et faisant des plans sur la comète pour les futurs
accélérateurs de particules. C’était au vingtième siècle… Le ciel était d’un
bleu magique, comme à l’époque. Les briques rouges produisaient un contraste de
couleurs apaisant, renforcé par le chant de quelques oiseaux qui s’étaient échappés
de Central Park.
Giovanna Marsi avait donné rendez-vous à
Tom Hooper dans son bureau situé au bâtiment Pupin, vers le nord du Campus. Ce
n’était autre que le département de physique et d’astronomie, là-même où Tom
avait suivi ses cours avancés de physique seize ans plus tôt. Pour traverser le
campus depuis la Low Plaza, Tom fit en sorte de passer par le département de
philosophie, uniquement pour revoir le Rodin. La statue était toujours
superbement entretenue. Le bronze brillait avec un éclat intense, laissant les
rayons du soleil éclairer le Penseur perdu dans ses pensées.
Le bâtiment Pupin n’avait pas changé, la
coupole sur le toit était toujours de ce bleu cuivre caractéristique. Tom se
demandait s’il y avait toujours la lunette là-haut.
Hooper
était arrivé devant le bureau qu’occupait Giovanna Marsi cinq minutes avant
l’heure fixée. La porte était ouverte et la chercheuse, au téléphone, fit signe
à Hooper d’entrer.
Giovanna Marsi était une femme d’une
soixantaine d’années, peut-être plus proche de soixante-dix que de soixante,
mais toujours très brune. Son origine italienne ne faisait plus de doute dès
qu’elle parlait avec cet accent si sympathique que Cristina parvenait elle à
masquer complètement. Tom trouvait une petite ressemblance dans la gestuelle
des deux femmes et se disait qu’il avait devant lui la femme à qui pourrait
ressembler la jeune Cristina vers 2050. Giovanna parlait d’un ton posé. Tom
Hooper pour se présenter, raconta tout de suite son bref séjour à Columbia en
1999 en tant que jeune chercheur en thèse. Il avait pensé judicieux de raconter
rapidement son parcours d’ancien chercheur de manière à mettre Giovanna Marsi
en confiance. Cela avait l’air d’avoir fait son effet. Giovanna Marsi était
agréablement surprise d’avoir devant elle un policier du FBI ayant un doctorat
de physique des particules.
— Je cherche quels pourraient être le ou
les mobiles du crime, et j’explore actuellement une piste liée au xénon…
— Au xénon ? répondit Giovanna Marsi
avec étonnement.
— Je sais notamment que vos concurrents
directs, LXZ ont besoin de beaucoup plus de xénon pur que vous, mais qu’ils en reçoivent
moins de votre fournisseur commun, et j’aimerais savoir quelle en est la raison
exacte parce que cela ne me paraît pas logique du tout…
— Nous avons négocié un arrangement
particulier, Matthew et moi, avec G&T.
— Je comprends bien, mais j’imagine que
vous n’avez pas stipulé dans ce contrat que G&T ne devait pas fournir LXZ ?
— Bien sûr que non, mais nous avons
négocié les quantités livrées, leur timing, ainsi que les tarifs bien sûr. Et
je crois savoir que la production est de toute façon limitée. Après, G&T
fait des choix.
— Puis-je vous demander quel prix vous
avez obtenu de G&T pour votre xénon ?
— Nous avons réussi à obtenir un très bon
tarif, je crois…
— C’est-à-dire ?
— Je n’ai pas le chiffre exact en tête,
mais à peu de chose près, c’est de l’ordre de 50 000 dollars la tonne, et on en
a acheté 5 tonnes… Cela fait une grosse partie de notre budget total.
— 50 000 dollars pour une
tonne ? Mais c’est très inférieur au tarif que doit payer LXZ ! Comment
avez-vous réussi à faire baisser autant les prix ?
Tom Hooper s’était renseigné auprès
d’anciens collègues physiciens et avait trouvé quel était le budget dédié au
xénon pour la collaboration LXZ. Il se montait à un peu plus de 2 millions de
dollars pour huit tonnes, ce qui faisait 250 000 dollars la tonne, cinq
fois plus que le chiffre que venait de lui annoncer la responsable de XENO1000.
— Pour ne rien vous cacher, nous avons une
clause très contraignante dans notre contrat de fourniture de gaz avec G&T.
J’ai accepté certaines choses en échange d’un tarif préférentiel.
— Des choses liées à l’expérience
elle-même ?
— Oui, concernant le purificateur conçu
par Matthew…
— Vous pouvez m’en dire plus ?
— Nous avons offert à Grüber&Thorp la
propriété industrielle du purificateur isotopique. Nous leur cédons, et au lieu
de leur vendre le brevet ou de percevoir des royalties sur une future
exploitation industrielle, nous avons préféré obtenir un gain immédiat sur
notre budget consacré au xénon. Ils ont accepté de nous faire cette remise
exceptionnelle sur le tarif du gaz. Voilà le pourquoi…
— Y-avait-il d’autres clauses spéciales
dans ce contrat commercial ?
— Oui… répondit Giovanna avec une pointe d’hésitation
qui fit disparaître son sourire.
La clause qui nous a été imposée par
G&T est liée à la preuve de l’efficacité du purificateur.
— C’est-à-dire ? demanda Hooper en
prenant une voix douce, sentant qu’il touchait à un sujet délicat.
— Nous devons montrer que le purificateur
isotopique atteint les performances annoncées avant la fin de l’année, sinon…
— Sinon ?...
— Sinon, le contrat est réputé caduc. Ce
qui signifie qu’il faudra reprendre les négociations à zéro et que nos
fournitures de l’année seront perdues.
— Je vois… reprit Hooper. Si je comprends
bien, vos concurrents auraient tout intérêt à ce que votre purificateur
isotopique ne tienne pas toutes ces promesses ?
— En un sens, oui… répondit Giovanna
Marsi. Mais LXZ ont leurs propres problèmes et je ne crois pas qu’ils attendent
que nous ayons plus de problèmes qu’eux…
— Certes… Est-ce que les éléments de cette
négociation avec G&T étaient pleinement partagés entre vous et Matthew
Donnelly ? Etait-il d’accord pour céder son invention en échange de xénon
à bas prix ?
— Oui, absolument, c’est même lui qui m’a
proposé ce deal. Je ne croyais pas au début que G&T pouvait être intéressé
par l’obtention de xénon ultra-pur. Mais Matthew, lui, en était persuadé. Et le
fait que tout ça soit lié à la réussite de sa machine ne lui faisait pas peur.
Il avait confiance dans ce qu’il avait conçu.
— Mais aux dernières nouvelles, vous avez
toujours des difficultés, d’après ce que j’ai pu voir au Gran Sasso avec
Cristina Voldoni.
— Malheureusement oui. Et la disparition
de Matthew a été un grand coup pour nous tous. Mais aussi pour l’expérience et
pour cet aspect très particulier, qui risque de nous faire perdre beaucoup de
temps si jamais nous devons renégocier notre fourniture de xénon.
— Est-ce que les équipes sur place sont au
courant de ce qui pèse sur leurs épaules ?
— Seul Matthew savait. Je lui avais
demandé de ne pas en parler aux autres. Il était inutile de leur mettre une
pression trop grande. Matthew était confiant. Il pensait pouvoir faire fonctionner
le purificateur d’ici la fin du printemps. On aurait fait une batterie de tests
durant l’été et la preuve d’atteinte des performances aurait été apportée à
G&T en septembre, dans les temps. Aujourd’hui, c’est sûr, c’est beaucoup
plus compliqué, je ne vous le cache pas… Le risque est réel. Je ne veux pas
dénigrer le travail que Cristina, John et Peter accomplissent, ils font un
boulot formidable, mais ils iront forcément moins vite sans Matthew. Je vais
être obligée de leur dire, ils doivent connaître tous les enjeux de leur
travail…
— En effet, ce serait préférable, rétorqua
Tom Hooper, comme pour donner un bon conseil à celle qui n’en avait pas besoin.
Les informations qu’avaient obtenues
Hooper étaient plus qu’intéressantes, elles le conduisirent dans de profondes
réflexions. Après avoir quitté le département de physique et en retraversant le
campus à travers les bâtiments historiques, Tom Hooper sortit son enregistreur
vocal et y fixa ses réflexions. La disparition de Matthew Donnelly faisait
clairement l’affaire de l’expérience concurrente qui pourrait alors obtenir
beaucoup plus de xénon que ce que Grüber&Thorp leur avait concédé
jusqu’alors. Encore fallait-il que les responsables de LXZ soient au courant de
l’accord que XENO1000 avait conclu avec le fournisseur de gaz. Or G&T ne
communiquait rien sur ses contrats commerciaux à qui que ce soit, surtout à des
clients concurrents entre eux. Il fallait également que le purificateur
isotopique de Donnelly ne puisse vraiment pas tenir ses promesses de performances
sans la présence de son concepteur. Ce dernier point était tout de même
contraignant. Rien ne pouvait suggérer que les physiciens restant de l’équipe de
Donnelly ne puissent pas réussir. Ils étaient tous les trois talentueux dans
leur domaine.
Etant rentré aux Etats-Unis spécialement
pour s’entretenir avec Giovanna Marsi, Tom Hooper décida d’en profiter pour
aller interroger le manager de la collaboration LXZ en personne, un certain
Fincher, qui travaillait à l’université de l’Arizona. Tucson n’était pas la
porte d’à côté, mais ça valait la peine d’aller sonder de ce côté-là, ne
serait-ce que pour voir comment il réagirait.
***
Cela faisait trois jours que l’échantillon
avait été positionné au centre du puits du détecteur germanium. Le détecteur
ultra-sensible était normalement exploité par différentes équipes pour tester
la pureté radioactive de matériaux qui devaient être utilisés dans la
construction de détecteurs, et qui de ce fait devaient être le moins radioactifs
possible. Le cristal de germanium de haute pureté qui détectait les rayons
gamma et permettait d’en mesurer l’énergie avec une très grande précision était
entouré d’un blindage hors norme constitué d’abord d’une épaisse couche de
cuivre ultra-pur, entourée à son tour de briquettes de plomb archéologique
formant un château de près de un mètre de côté. Ce plomb était vieux de plus de
deux mille ans. Il avait été récupéré dans une épave romaine, ce qui permettait
qu’il ait une radioactivité naturelle extrêmement faible.
Une fois l’énergie des rayons gamma
mesurée, le logiciel d’analyse produisait un spectre, la répartition des
photons gamma détectés en fonction de leur énergie.
La nature du radionucléide qui était à
l’origine de l’émission de ces photons gamma était déterminée simplement par le
fait que chaque noyau d’atome radioactif produisait des rayons gamma ayant une énergie
bien déterminée, une véritable signature infalsifiable.
Cristina regardait l’écran de l’ordinateur
de contrôle commande et d’analyse spectrale. C’était évident. A côté des raies
classiques du bruit de fond naturel, où on trouvait les éléments bismuth-214,
thallium-208 ou potassium-40, il y avait un pic qui n’avait rien à faire là
naturellement, en tous cas pas dans cette proportion. Il était situé à une
énergie de 662 keV : la raie du césium-137.
Les échantillons correspondant à ce qui ce
qui avait été essuyé sur la porte de secours, et sur la brique de plomb
qu’avait reçue Hooper presque en pleine figure, avaient des traces de
césium-137, sans doute quelques microgrammes à peine, voire moins vu la faible
intensité du pic qui poussait à 662 keV dans le spectre, mais il était bien là,
ça ne faisait aucun doute. Et les mêmes raies exactement apparaissaient sur
l’échantillon du frottis de la clé à molette qui avait tué Matthew... Les
autres mesures de contrôle, qu’elles soient sans aucun échantillon ou bien avec
des échantillons correspondants à des zones qui n’avaient pas pu être en
contact avec l’intrus ne montraient pas de trace de césium-137.
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