Bételgeuse était toujours là, rougeoyante et scintillante dans le froid de la nuit hivernale. Lever les yeux vers la constellation d'Orion était devenu comme un réflexe pour Cristina quand elle sortait du tunnel.
Plonger
dans le noir de l'Univers était un refuge pour laisser son imagination divaguer
avant de revenir à des problèmes plus terre-à-terre. Elle se disait qu'en
explosant, cette étoile massive produirait ce xénon si précieux aujourd'hui.
"Ton
xénon doit être ultra-pur si tu veux que ça marche...". Elle connaissait
la rengaine de Matthew par cœur. La clé se trouvait évidemment là: purifier le
xénon, ne rien laisser trainer dans le gaz d'autre que les atomes de xénon, les
seuls utiles. Ce n'était pas une mince affaire, et Cristina avait accepté de
prendre en charge cette tâche parfois un peu ingrate avec Matthew, John et
Peter.
Elle rentrait à L'Aquila une fois encore sans
avoir réussi à remettre en route le purificateur isotopique. Le moteur de la
voiture de service ronronnait tranquillement sur l'A24, elle venait de sortir
du tunnel et des bribes de conversations lui revenaient par flashs, perturbant
à peine sa concentration. "Le xénon liquide ne doit contenir aucun élément
radioactif, aucun...", une évidence lorsque l'on cherche à utiliser du
xénon pour détecter le même genre de signal que celui qui est produit par une
désintégration radioactive. Elle était
fatiguée après avoir passé plus de quatorze heures d'affilée dans la
"grotte". Demain serait un autre jour, un autre jour perdu pour la
manip si on ne parvenait pas à remettre en route ce foutu purificateur
isotopique.
Cette
course contre la montre que les chercheurs s'imposaient à eux-mêmes plongeait
Cristina par moments dans un état anxieux, mais elle parvenait toujours à
s'élever au-dessus de ses tourments. Elle avait déjà derrière elle une bonne
expérience de la recherche en physique des particules, et elle savait
pertinemment comment tout ça fonctionnait. Comme deux expériences utilisaient
exactement les mêmes protocoles et les mêmes outils, il fallait être meilleurs
que les autres, trouver des astuces que les autres n'avaient pas encore
trouvées, pour espérer avoir de meilleurs résultats avant eux. C'était une
lutte sérieuse tout en restant courtoise, le petit jeu de la recherche de la
matière noire.
Elle
arrivait à Assergi, qui surplombait légèrement la sortie d'autoroute sur la
droite. "N'oublie pas le radon...". Les mots de Matthew résonnaient
dans sa tête. Le radon, un autre gaz, et sans doute le pire de tous. Le radon
était l'ennemi numéro un, un gaz naturellement radioactif, qui était produit
par les parois rocheuses du laboratoire comme dans toutes les montagnes du
monde, un gaz qui s'insinuait partout, comme dans les bonbonnes de xénon
fraîchement ouvertes. Il fallait se battre contre le radon, c'était une chasse,
une guerre. Le piéger, par tous les moyens, soit à la source, soit à l'arrivée.
S'en débarrasser une bonne fois pour toutes n'était qu'une utopie, il revenait
tout le temps, il était là, on le respirait, on l'exhalait, il s'insinuait dans
sa lourdeur exceptionnelle.
Cristina
se gara sur le parking qui jouxtait le bâtiment des bureaux de l'Institut. Les
lampadaires faisaient des ombres très courtes, laissant entrevoir le premier
quartier de Lune derrière l'immeuble gris. Il n'y avait plus personne à cette
heure-ci. John avait quitté la grotte une heure avant elle en compagnie de
Peter, son acolyte et son double. Matthew devait les avoir précédés. Ils
devaient déjà tous être rentrés à l'appartement. Ils ne traînaient jamais tard
le soir. Il n'y avait pas grand-chose à faire à l'Aquila le soir en hiver de
toute façon, contrairement aux mois d'été où les rues étaient animées jusque
très tard. Les saisons à l'Aquila étaient très différentes. Cristina profitait
toujours de l'hiver pour travailler tard dans la grotte. Elle aimait être
saisie par le froid qui régnait dehors après avoir passé plusieurs heures dans
l'atmosphère à la température toujours identique du laboratoire, vingt et un
degrés.
John Kisko et Peter Haynes venaient tout droit
de Batavia, Illinois. Le froid des Abbruzes ne leur faisait pas peur. Ils
faisaient partie de l'équipe de Chicago et du fameux laboratoire national
américain qui portait le nom d'un prix Nobel italien, FermiLab. Ils
participaient à XENO1000 dans les aspects liés à la purification du gaz. Ils en
connaissaient plus d'un rayon sur les pièges à radon, John en avait lui-même
développé de nouveaux types pour les adapter à différentes expériences de
mesures de rayonnements dans des environnements à très faible
radioactivité. John n'avait pas encore
quarante ans et devait bientôt devenir professeur à l'Université de Chicago.
Peter faisait un post-doc sur trois ans, il devait encore passer un an entre le
Gran Sasso et Chicago, et l'Italie lui était entrée dans la peau. Il était tout
droit issu de la fameuse Université Columbia de New York où il avait fait sa
thèse sous la direction de Giovanna Marsi dans la phase finale de l'expérience
XENO100. Ils avaient pu produire des résultats de non-détection très remarqués
dans toute la communauté qui avaient ouvert la voie à la version plus évoluée
et cent fois plus sensible qu'était XENO1000. Tous les quatre avec Matthew et
Cristina, ils formaient une joyeuse petite équipe très professionnelle, mais
qui savait aussi prendre du bon temps et apporter de la légèreté dans les
moments délicats comme c'était le cas à ce moment.
Le choix
de Cristina de se tourner vers l'expérience XENO1000 plutôt que vers sa
concurrente 100% américaine tenait non seulement au lieu d'installation de ce
superbe détecteur de particules, mais aussi à son admiration pour sa patronne ainsi
qu'au domaine de recherche. Cristina avait vécu avec les neutrinos durant six
ans, elle avait souhaité poursuivre l'aventure des particules étranges plutôt
que de suivre la voie des particules bien connues qui donnaient du travail à
des centaines de physiciens au grand collisionneur suisse. Elle savait que le
concept de matière noire non baryonique, une matière faite de particules aux
propriétés étonnantes, était encore hautement spéculatif, même si c'était le
modèle physique dominant en dehors du modèle standard de la physique des
particules. C'est ce qui avait justement
suscité son envie. Cristina s'était fixé un objectif sur dix ans. Si dix années
plus tard elle n'avait pas vécu le grand jour de la Découverte, elle changerait
définitivement de domaine pour étudier des particules plus classiques comme le
boson de Higgs. C'était son carburant, Cristina aimait se fixer des objectifs
sur plusieurs années. Elle pensait réellement que c'était faisable, elle y
croyait probablement autant que Matthew, John et Peter et sans doute moins que
Giovanna.
La
matière noire était une histoire déjà ancienne. Tout d'abord entrevue dans les
années 1930, elle fut remise au goût du jour à la fin des années 1960 lorsque
Vera Rubin s'aperçut que les galaxies ne tournaient pas rond, ou plutôt
qu'elles tournaient trop vite. La vitesse de rotation des galaxies n'était pas
cohérente avec leur contenu visible. Si elles n'étaient constituées que de la
matière que nous pouvions voir, la vitesse des étoiles que les astronomes
parvenaient à mesurer ferait s'éparpiller leurs étoiles. Comme les galaxies
étaient bien condensées et ne dispersaient pas leurs étoiles, cela signifiait
que toutes les galaxies devaient contenir une masse invisible, une très grande
masse invisible. Ce n'est que quelques années après ces premières mises en
évidences que des modèles physiques invoquant l'existence de particules massives
très particulières, non détectables, furent proposés par les physiciens pour
expliquer cette matière invisible.
Ces
particules qui n'osaient pas se montrer si facilement furent surnommées des
WIMPs, un acronyme qui signifiait qu'il s'agissait de particules massives interagissant
faiblement avec la matière ordinaire, et qui voulait simplement dire qu'il
s'agissait de particules mauviettes si on traduisait de l'anglais. L'une des
spécificités de ces particules mauviettes était qu'elles pouvaient traverser la
Terre de part en part sans produire la moindre interaction, un peu comme les
neutrinos chers à Cristina mais encore plus furtives. La théorie prédisait que
parfois, une WIMP devait interagir, laisser un peu d'énergie lors de sa
collision, et que cela pouvait se passer avec une bonne probabilité dans du xénon...
Bien sûr,
les détecteurs au xénon n'étaient pas les seuls à avoir été développés à partir
des années 1980 pour essayer de capturer ne serait-ce qu'une seule WIMP. Il
existait de nombreux autres types de détecteurs, tous issus plus ou moins
directement des travaux menés sur la détection des particules ou de divers
rayonnements ionisants. Matthew Donnelly faisait partie de ces chercheurs qui
pouvaient passer d'un domaine à un autre rapidement en assimilant très vite
tous les enjeux. Ce fut le cas lorsqu'il se passionna pour les matériaux
ultra-purs. Il avait été embauché par l'Université Rice de Houston en tant que professeur de physique expérimentale.
Son contrat stipulait qu'il pouvait effectuer une recherche sur n'importe quel
domaine qui pouvait être enseigné dans le cadre du cursus normal des étudiants
du master de physique expérimentale. Comme le programme des étudiants était
très vaste, de l'optoélectronique à l'astronomie, la liberté était presque
totale. Matthew s’était spécialisé dans le domaine des très faibles
radioactivités. Il avait notamment été amené à travailler pour le compte
d'agences de sécurité sanitaire pour faire des vérifications de l'origine de
produits alimentaires par la mesure de leur taux de radioactivité naturelle
très spécifique. Il s'était fait un malin plaisir à analyser la radioactivité
de grands crus de la vallée de Napa. Matthew aimait beaucoup les vins californiens.
Le petit
immeuble où se trouvaient les appartements réservés aux utilisateurs du
laboratoire souterrain se situait juste derrière le bâtiment principal de
l'INFN qui abritait principalement des bureaux et des salles d'entreposage de
matériels.
***
Elle
alluma la radio avant de poser son sac. Les studios qu'offrait l'INFN aux
chercheurs de passage à L'Aquila étaient tous très bien équipés. Cristina
aimait bien récupérer celui qui faisait l'angle de l'immeuble, elle avait une
superbe vue le matin sur la montagne avec le pont au loin, le soleil dans le
dos. Elle repensa à son xénon contaminé, puis elle éteignit la radio pour
allumer la télé, dans le but avoué de se vider la tête et de ne plus penser à
rien. La télévision avait ce pouvoir, dans quelque pays que ce soit, dans
quelque langue que ce soit. Et ici en Italie, c'était encore plus vrai que
partout ailleurs dans le monde.
Son
téléphone sonna. C'était John.
— Cris,
c'est John…, Mat était déjà parti quand tu as quitté la grotte ?
— Oui, je
crois... Il n'y avait presque plus personne derrière moi. Pourquoi ?
— Il nous
avait dit qu'il quitterait plus tôt aujourd'hui et qu'il ferait des courses
pour refaire les niveaux, mais il est pas là, et le frigo était vide quand on
est rentrés.
— Il ne
vous a pas laissé de message ?
— Non,
rien...
— C'est
bizarre, vous l'avez appelé ?
— Ça
répond pas, boite vocale...
— A cette
heure-là, ça m'étonnerait qu'il se soit perdu à la Taverne, quand même, répondit
Cristina. Je sais bien qu'on est dans la mouise avec ce foutu purif, mais de là
à aller se pinter tout seul, c'est pas trop son genre... Tu veux que je passe
voir si il y est ?
— Non,
laisse, moi je vais y aller. Je te rappelle, conclut John.
— OK, à
tout à l'heure.
Deux
minutes à peine après que Cristina eut posé son téléphone sur la table basse,
il se mit à vibrer. C'était un SMS du poste de sécurité du labo : "URGENT-
INCIDENT DANS LE HALL B, APPELEZ LE POSTE DE PERMANENCE". Alors qu'elle
finissait de lire le message l'air dubitatif, la sonnerie retentit de nouveau.
— C'est
Peter, c'est quoi ce message, Cris ? Tu l'as eu aussi ? Un message d'alerte du
poste de garde...
— Oui, je
sais pas, il y a eu un problème apparemment. John est encore là ?
— Non, il
vient de quitter l'appart pour aller à la Taverne...
— Bon, je
vais appeler le poste de sécurité, je te rappelle pour te dire ce qui se passe.
Cristina
composa aussitôt le numéro de secours que tous les utilisateurs de labo
devaient connaître par cœur.
— Bonsoir,
Cristina Voldoni, de XENO1000, j'ai reçu un message d'alerte concernant le Hall
B...
— Bonsoir
mademoiselle, nous avons un accident de personne dans votre zone, dans la salle
de stockage...
Cristina
pensa immédiatement à Matthew.
— Matthew
?..
— Matthew
Donnelly. Il a été trouvé inconscient après que l'alarme anoxie s'est
déclenchée.... Les secours sont sur place. On n'a rien pu
faire...Désolé..."
Cristina
se sentit extrêmement faible, elle tomba comme une feuille sur le vieux canapé.
Non, c'était impossible, pas Matthew... il n'aurait jamais pu prendre un
quelconque risque, il connaissait trop bien comment on manipulait des bonbonnes
de gaz, c'était pas possible... Non... Elle trouva la force de se relever après
quelques minutes, puis très vite, descendit les étages et courut le plus vite
qu'elle put jusqu'à l'autre bout de l'immeuble pour aller prévenir John et
Peter. Au moment où elle arrivait au niveau de l'entrée B, elle vit John Kisko qui
courait dans sa direction. Elle cria dans la nuit.
— John !
C'est Mat !...
— Je sais, je sais, Cris... C'est horrible...,
je comprends pas... je comprends pas... J'ai appelé le poste, et ils m'ont
dit... ils m'ont dit que Mat était...
— Qu'est-ce
qu'on doit faire ?
— Il faut
prévenir Peter, après on va aux bureaux, je sais pas si il y a quelqu'un à
cette heure-là, mais il faut y aller.
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