Grüber&Thorp refusait catégoriquement de dévoiler la teneur des contrats qu’ils avaient signé avec leurs clients. Pour savoir ce que XENO1000 avait négocié, il ne restait plus que deux solutions : hacker le fabricant de gaz liquides ou bien envoyer une taupe au sein de XENO1000.
Il fallait
connaître tous les détails de l’offre qu’ils avaient faite à Grüber&Thorp
pour pouvoir s’assurer de proposer mieux. Le fournisseur de matières premières
et de gaz liquéfiés était un requin dans son genre, il vendait non seulement au
plus offrant mais aussi au premier arrivé. Mais il faisait aussi le meilleur
xénon liquide de la planète, celui qui avait le moins besoin de purification.
Comme l’activation
des atomes de xénon par le rayonnement cosmique - ainsi que des traces
résiduelles d’argon et de krypton - devenait importante lorsque la densité du
gaz devenait elle aussi importante, c’est-à-dire lorsqu’il passait de gazeux à
liquide, c’était dès cette phase qu’il fallait protéger le liquide nouvellement
formé. Et ça, seul Grüber&Thorp l’avait compris et intégré dans sa chaîne
de production.
Ils avaient
installé une chaîne de distillation/concentration dans une ancienne base
militaire suisse qui avait servi de centre de contrôle anti-atomique dans les
années soixante-dix. Elle se trouvait enterrée sous trente mètres de béton
armé. Cela ne suffisait pas à réduire le flux de muons de plusieurs décades
comme dans les laboratoires souterrain de recherche, mais c’était suffisant
pour le réduire environ d’un facteur dix et permettait de faire la différence
par rapport aux concurrents. Leur xénon était indéniablement plus pur en termes
de radioactivité résiduelle.
Bob Fincher avait assez vite renoncé à
essayer de hacker le géant des matériaux purs. Il était beaucoup plus facile de
tenter de se mettre dans la poche quelqu’un de la collaboration concurrente,
par exemple un jeune en poste temporaire à qui il serait aisé de promettre des
choses pour son avenir, en échange de quelques petits services discrets, et
même si ce n’était que du vent.
Il avait justement remarqué un jeune qui
accompagnait Matthew Donnelly lors d’une réunion annuelle de la section
Cosmologie/Astroparticules de l’American Astronomical Society l’été précédent.
C’était un postdoc qui dépendait de l’Université de Chicago et qui travaillait
à FermiLab.
Il l’avait approché très facilement en lui
parlant des avancées de LXZ, ce qui lui avait permis de tâter le terrain pour
voir quel était le degré d’engagement de ce jeune envers XENO1000. Il s’était
montré très ouvert d’entrée de jeu. Bob l’avait questionné sur son travail de
thèse, à la manière d’un entretien d’embauche très informel, tout en lui
faisant comprendre que son profil pouvait être très intéressant pour LXZ, et
qu’ils pourraient en reparler à l’occasion, tout en restant discrets bien
évidemment.
Quand Bob apprit que Peter Haynes avait
travaillé durant sa thèse sous la direction de Giovanna Marsi à Columbia, il
fut excité d’avoir ferré le bon poisson. Il touchait non seulement au cœur de
la question du xénon, mais aussi potentiellement à la tête de XENO1000.
Il l’avait recontacté seulement trois
semaines plus tard par téléphone. Peter lui avait précisé qu’il avait encore un
an et demi à travailler dans XENO1000, mais Bob lui demanda de lui envoyer un
curriculum vitae détaillé, en prétextant que même si cette opportunité était
lointaine, il fallait toujours s’y prendre à l’avance, que les démarches
administratives étaient souvent longues et que les premiers arrivés étaient les
premiers servis dans LXZ comme ailleurs. Pour Bob, c’était clair, il fallait
pouvoir lui proposer quelque chose de très attrayant avant que Giovanna Marsi
ne le fasse, car il était fort probable qu’elle ait l’idée de garder son ancien
étudiant après son postdoc. A moins qu’elle n’ait la même idée que lui et
qu’elle essaye de l’envoyer travailler chez LXZ pour récupérer des infos… Mais
Bob ne croyait pas au fond de lui que Giovanna soit aussi calculatrice que lui.
***
Bob Fincher
connaissait Matthew Donnelly. Il l’avait croisé à de nombreuses reprises lors
de congrès et de réunions entre physiciens des astroparticules. Il avait eu
l’occasion de l’observer et avait remarqué qu’il ne se séparait jamais de sa
clé USB qu’il portait souvent autour du cou quand elle n’était pas enfichée
dans un laptop.
Il s’était douté
qu’il y gardait précieusement ses secrets, ce que lui avait confirmé Peter
innocemment. Il se demandait encore pourquoi Donnelly n’avait pas accepté leur
proposition de rejoindre LXZ et avait préféré la manip de Marsi. Il lui avait
pourtant offert un rôle en or au sein de la collaboration. Il aurait été
bombardé responsable de l’ensemble du développement de la chambre à projection
temporelle, pour ainsi dire le cœur de l’expérience.
Cela avait été très vite. Quand Bob
Fincher avait demandé à Peter Haynes de bien vouloir lui rendre un grand service
en copiant le contenu de la clé USB de Donnelly, mais juste ce qui concernait
la fourniture de xénon, bien sûr, pas autre chose, Peter s’était exécuté sans
la moindre hésitation. C’était six mois après leur première entrevue. Peter
partageait le même appartement de l’INFN avec Matthew Donnelly et John Kisko quand
ils travaillaient au Gran Sasso sur le purificateur. Ils avaient chacun une
chambre, et ç’avait été un jeu d’enfant de se lever à 3h du matin, prendre
discrètement la clé que Donnelly laissait sur la petite table de sa chambre et
la remettre en place une fois le contenu copié sur son laptop. Peter avait
copié tout le contenu sans trier pour faire au plus vite.
Ce n’est que le lendemain soir qu’il
s’était plongé dans les gigaoctets de données et les milliers de fichiers pour
trouver les informations sur les fournisseurs de xénon à même d’intéresser
Fincher. Là encore, Donnelly faisait bien les choses, tout était rangé
extrêmement rigoureusement, tout d’abord par grandes thématiques, puis ensuite
par sous-thèmes, et enfin, à l’intérieur de chaque sous-thème, il classait tout
par dossiers chronologiques, mois par mois. Toutes ces informations remontaient
à 2006 pour les plus anciennes, presque dix ans. Il était évident que ce
n’était pas la même clé USB depuis le début de cet archivage hors du commun,
Matthew changeait de support au fur et à mesure de l’évolution des capacités de
stockage des mémoires flash. Il devait en être au moins à la sixième depuis
qu’il avait décidé de tout conserver sur lui. Celle-ci avait une capacité de soixante-quatre
gigaoctets et était remplie déjà à près de quatre-vingt pourcents. Il devait
certainement bientôt en changer, surtout que des plus grosses existaient déjà
en magasin.
Peter avait transmis tout le dossier intitulé
‘fournisseurs gaz’, après l’avoir zippé, en le déposant sur le serveur ftp que
Fincher lui avait indiqué. Il avait reçu dans l’heure suivante un mail très
sympa de Bob Fincher lui-même, le remerciant chaleureusement et lui disant que le
partage des informations commerciales exclusives de Grüber&Thorp bénéficierait
à tous les utilisateurs de xénon en provoquant à termes une baisse des prix.
Il
s’était écoulé un peu moins d’un mois après ce premier transfert de données quand
Bob Fincher recontacta Peter, cette fois-ci au téléphone, pour lui demander
s’il pouvait lui expliquer comment fonctionnait le dernier-né des purificateurs
isotopiques conçus par Matthew Donnelly. Bien évidemment, Peter ne pouvait pas
expliquer dans les détails au téléphone toutes les subtilités de leur nouvel
équipement. Et il proposa alors le plus simplement du monde de lui envoyer des
documents qui pourraient lui permettre d’en savoir plus sur le fonctionnement
du purificateur. Il avait encore tout sur son laptop.
Bob Fincher eut du mal à retenir un cri de
joie en entendant les paroles du jeune chercheur. Il était ainsi prêt à lui
fournir leurs secrets de fabrication… sans qu’il n’ait eu besoin de les lui
demander explicitement. C’était au-delà de ses espérances.
Peter
fit du zèle, il archiva et zippa de très volumineux dossiers sur le
purificateur et les envoya à Fincher via le même serveur ftp qu’il avait
utilisé peu de temps auparavant. Il ressentait une certaine fierté à partager
ce qu’ils avaient réussi à faire en matière de purification isotopique. Il se
disait que cela participerait certainement à l’image de haute performance qui
accompagnerait son curriculum pour le futur poste qui lui était promis chez
LXZ.
La réponse de Fincher ne se fit pas
attendre, il annonça à Peter que son dossier resterait en haut de la pile des
futurs candidats au poste qui allait s’ouvrir.
Bob Fincher ne commença à lui évoquer la
probabilité de l’obtention du financement pour le poste d’expérimentateur que
quelques semaines plus tard. Puis il attendit environ trois mois pour lui
annoncer que des problèmes budgétaires laissaient planer des doutes sur
l’ouverture du poste, mais qu’ils étaient encore très confiants car ils avaient
des appuis haut-placés. Et deux mois s’écoulèrent encore avant que Bob Fincher dit
à Peter que leurs appuis au Department of Energy n’avaient rien pu faire et que
le poste ne serait pas ouvert cette année. Mais qu’il restait bien sûr bien au
chaud dans leurs tiroirs pour la session de l’année prochaine, où une nouvelle
demande de poste serait bien évidemment demandée et que LXZ serait de toute
façon prioritaire face aux autres expériences de physique des astroparticules.
***
Les centaines de fichiers transmis par le
jeune Haynes étaient une véritable mine d’or. Fincher n’avait rien partagé avec
ses collaborateurs, même les plus proches. Ce qu’il avait entre les mains était
fabuleux et lui donnait encore plus de pouvoir, non seulement au sein de la
collaboration, mais aussi bien sûr sur la concurrence. Giovanna Marsi et
Matthew Donnelly avaient signé un contrat très étonnant avec Grüber&Thorp.
Contrairement à ce que eux avaient réussi à négocier avec le géant des gaz
liquéfiés, G&T devait fournir cinq tonnes de xénon liquide à XENO1000 sur
deux ans en plusieurs livraisons de relativement faible volume chacune, et ce
pour un prix dérisoire, cinq fois moins cher que ce que eux payaient. Mais il y
a avait une condition inédite, voire choquante, dans ce contrat. XENO1000
devait démontrer l’efficacité de leur ultra-purification avant la fin de
l’année et céder les droits de propriété industrielle de ce purificateur à
l’industriel. Si cette démonstration n’était pas acquise, tout le contrat de
fourniture du gaz devenait caduc. C’était du jamais-vu. XENO1000 s’était mis
dans la main de Grüber&Thorp en échange de la fourniture de presque toute
la production de xénon pur du monde à un prix cassé.
Fincher tremblait quand il avait lu les
termes du contrat. Il se disait que Giovanna Marsi avait joué avec le feu, et
venait certainement de se brûler les doigts.
Il suffisait que le purificateur de
Donnelly ne montre pas toutes ses promesses pour que tout le plan qu’ils
avaient élaboré pour accaparer le xénon tombe à l’eau. La pression que devait
subir Matthew Donnelly devait être énorme. Ou bien cela voulait dire qu’ils
étaient sûrs d’eux et qu’ils étaient en position de force au moment où ils
avaient signé cet accord hors norme.
Fincher comprenait mieux maintenant les
difficultés de production que leur évoquait l’industriel pour leur refuser la
fourniture de plusieurs tonnes de xénon tout de suite. Ils avaient déjà réservé
cinq tonnes pour XENO1000 et devaient leur livrer au fur et à mesure. Il ne
restait presque rien pour eux.
Les choses étaient devenues rapidement
claires pour Fincher. Il fallait tout faire pour que le purificateur de
Donnelly n’atteigne pas les performances attendues d’ici à la fin de l’année
2015. Une fois le contrat avec G&T dénoncé, tout pourrait se débloquer et
c’est eux qui récupéreraient la production de xénon de G&T, privant de plus
XENO100 de gaz pour un an ou plus. Cela devait être suffisant pour avancer
considérablement, prendre un avantage irréversible sur XENO1000 pour la mise en
service du détecteur et obtenir des premiers résultats avant eux.
Il ne pouvait pas utiliser à nouveau le
jeune post-doc pour faire du sabotage, c’était beaucoup trop risqué. Fincher se
plongea dans les centaines de documents techniques relatifs au purificateur
isotopique et à ses sous-éléments que lui avait transmis Haynes, pour essayer
de trouver quel était le point faible de l’instrument. C’est là qu’il fallait
agir. Il fallait toucher l’élément-clé qui faisait l’efficacité de cette
machine si subtilement conçue par Donnelly. Les américains n’avaient fait que
la conception, les études sur le papier. La fabrication du purificateur avait
été déléguée à l’équipe allemande qui participait à la collaboration XENO1000.
C’étaient des spécialistes de ce genre de machinerie complexe qui avaient
travaillé pour de nombreuses applications en physico-chimie dans des domaines
très différents. Ils étaient basés à l’Institut Max Planck de Garching, non
loin de Münich au cœur de la Bavière.
Fincher comprit après quelques semaines
quel pouvait être le point faible du purificateur, l’élément sans lequel tout
le processus était sûr de ne pas fonctionner correctement. Une valve. Tout
reposait sur l’étanchéité d’une valve.
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