Chapitre 13


Grüber&Thorp refusait catégoriquement de dévoiler la teneur des contrats qu’ils avaient signé avec leurs clients. Pour savoir ce que XENO1000 avait négocié, il ne restait plus que deux solutions : hacker le fabricant de gaz liquides ou bien envoyer une taupe au sein de XENO1000.
Il fallait connaître tous les détails de l’offre qu’ils avaient faite à Grüber&Thorp pour pouvoir s’assurer de proposer mieux. Le fournisseur de matières premières et de gaz liquéfiés était un requin dans son genre, il vendait non seulement au plus offrant mais aussi au premier arrivé. Mais il faisait aussi le meilleur xénon liquide de la planète, celui qui avait le moins besoin de purification.
Comme l’activation des atomes de xénon par le rayonnement cosmique - ainsi que des traces résiduelles d’argon et de krypton - devenait importante lorsque la densité du gaz devenait elle aussi importante, c’est-à-dire lorsqu’il passait de gazeux à liquide, c’était dès cette phase qu’il fallait protéger le liquide nouvellement formé. Et ça, seul Grüber&Thorp l’avait compris et intégré dans sa chaîne de production.
Ils avaient installé une chaîne de distillation/concentration dans une ancienne base militaire suisse qui avait servi de centre de contrôle anti-atomique dans les années soixante-dix. Elle se trouvait enterrée sous trente mètres de béton armé. Cela ne suffisait pas à réduire le flux de muons de plusieurs décades comme dans les laboratoires souterrain de recherche, mais c’était suffisant pour le réduire environ d’un facteur dix et permettait de faire la différence par rapport aux concurrents. Leur xénon était indéniablement plus pur en termes de radioactivité résiduelle.
Bob Fincher avait assez vite renoncé à essayer de hacker le géant des matériaux purs. Il était beaucoup plus facile de tenter de se mettre dans la poche quelqu’un de la collaboration concurrente, par exemple un jeune en poste temporaire à qui il serait aisé de promettre des choses pour son avenir, en échange de quelques petits services discrets, et même si ce n’était que du vent.
Il avait justement remarqué un jeune qui accompagnait Matthew Donnelly lors d’une réunion annuelle de la section Cosmologie/Astroparticules de l’American Astronomical Society l’été précédent. C’était un postdoc qui dépendait de l’Université de Chicago et qui travaillait à FermiLab.
Il l’avait approché très facilement en lui parlant des avancées de LXZ, ce qui lui avait permis de tâter le terrain pour voir quel était le degré d’engagement de ce jeune envers XENO1000. Il s’était montré très ouvert d’entrée de jeu. Bob l’avait questionné sur son travail de thèse, à la manière d’un entretien d’embauche très informel, tout en lui faisant comprendre que son profil pouvait être très intéressant pour LXZ, et qu’ils pourraient en reparler à l’occasion, tout en restant discrets bien évidemment.
Quand Bob apprit que Peter Haynes avait travaillé durant sa thèse sous la direction de Giovanna Marsi à Columbia, il fut excité d’avoir ferré le bon poisson. Il touchait non seulement au cœur de la question du xénon, mais aussi potentiellement à la tête de XENO1000.
Il l’avait recontacté seulement trois semaines plus tard par téléphone. Peter lui avait précisé qu’il avait encore un an et demi à travailler dans XENO1000, mais Bob lui demanda de lui envoyer un curriculum vitae détaillé, en prétextant que même si cette opportunité était lointaine, il fallait toujours s’y prendre à l’avance, que les démarches administratives étaient souvent longues et que les premiers arrivés étaient les premiers servis dans LXZ comme ailleurs. Pour Bob, c’était clair, il fallait pouvoir lui proposer quelque chose de très attrayant avant que Giovanna Marsi ne le fasse, car il était fort probable qu’elle ait l’idée de garder son ancien étudiant après son postdoc. A moins qu’elle n’ait la même idée que lui et qu’elle essaye de l’envoyer travailler chez LXZ pour récupérer des infos… Mais Bob ne croyait pas au fond de lui que Giovanna soit aussi calculatrice que lui.

***
Bob Fincher connaissait Matthew Donnelly. Il l’avait croisé à de nombreuses reprises lors de congrès et de réunions entre physiciens des astroparticules. Il avait eu l’occasion de l’observer et avait remarqué qu’il ne se séparait jamais de sa clé USB qu’il portait souvent autour du cou quand elle n’était pas enfichée dans un laptop.
Il s’était douté qu’il y gardait précieusement ses secrets, ce que lui avait confirmé Peter innocemment. Il se demandait encore pourquoi Donnelly n’avait pas accepté leur proposition de rejoindre LXZ et avait préféré la manip de Marsi. Il lui avait pourtant offert un rôle en or au sein de la collaboration. Il aurait été bombardé responsable de l’ensemble du développement de la chambre à projection temporelle, pour ainsi dire le cœur de l’expérience.
Cela avait été très vite. Quand Bob Fincher avait demandé à Peter Haynes de bien vouloir lui rendre un grand service en copiant le contenu de la clé USB de Donnelly, mais juste ce qui concernait la fourniture de xénon, bien sûr, pas autre chose, Peter s’était exécuté sans la moindre hésitation. C’était six mois après leur première entrevue. Peter partageait le même appartement de l’INFN avec Matthew Donnelly et John Kisko quand ils travaillaient au Gran Sasso sur le purificateur. Ils avaient chacun une chambre, et ç’avait été un jeu d’enfant de se lever à 3h du matin, prendre discrètement la clé que Donnelly laissait sur la petite table de sa chambre et la remettre en place une fois le contenu copié sur son laptop. Peter avait copié tout le contenu sans trier pour faire au plus vite.
Ce n’est que le lendemain soir qu’il s’était plongé dans les gigaoctets de données et les milliers de fichiers pour trouver les informations sur les fournisseurs de xénon à même d’intéresser Fincher. Là encore, Donnelly faisait bien les choses, tout était rangé extrêmement rigoureusement, tout d’abord par grandes thématiques, puis ensuite par sous-thèmes, et enfin, à l’intérieur de chaque sous-thème, il classait tout par dossiers chronologiques, mois par mois. Toutes ces informations remontaient à 2006 pour les plus anciennes, presque dix ans. Il était évident que ce n’était pas la même clé USB depuis le début de cet archivage hors du commun, Matthew changeait de support au fur et à mesure de l’évolution des capacités de stockage des mémoires flash. Il devait en être au moins à la sixième depuis qu’il avait décidé de tout conserver sur lui. Celle-ci avait une capacité de soixante-quatre gigaoctets et était remplie déjà à près de quatre-vingt pourcents. Il devait certainement bientôt en changer, surtout que des plus grosses existaient déjà en magasin.
Peter avait transmis tout le dossier intitulé ‘fournisseurs gaz’, après l’avoir zippé, en le déposant sur le serveur ftp que Fincher lui avait indiqué. Il avait reçu dans l’heure suivante un mail très sympa de Bob Fincher lui-même, le remerciant chaleureusement et lui disant que le partage des informations commerciales exclusives de Grüber&Thorp bénéficierait à tous les utilisateurs de xénon en provoquant à termes une baisse des prix.
 Il s’était écoulé un peu moins d’un mois après ce premier transfert de données quand Bob Fincher recontacta Peter, cette fois-ci au téléphone, pour lui demander s’il pouvait lui expliquer comment fonctionnait le dernier-né des purificateurs isotopiques conçus par Matthew Donnelly. Bien évidemment, Peter ne pouvait pas expliquer dans les détails au téléphone toutes les subtilités de leur nouvel équipement. Et il proposa alors le plus simplement du monde de lui envoyer des documents qui pourraient lui permettre d’en savoir plus sur le fonctionnement du purificateur. Il avait encore tout sur son laptop.
Bob Fincher eut du mal à retenir un cri de joie en entendant les paroles du jeune chercheur. Il était ainsi prêt à lui fournir leurs secrets de fabrication… sans qu’il n’ait eu besoin de les lui demander explicitement. C’était au-delà de ses espérances.
 Peter fit du zèle, il archiva et zippa de très volumineux dossiers sur le purificateur et les envoya à Fincher via le même serveur ftp qu’il avait utilisé peu de temps auparavant. Il ressentait une certaine fierté à partager ce qu’ils avaient réussi à faire en matière de purification isotopique. Il se disait que cela participerait certainement à l’image de haute performance qui accompagnerait son curriculum pour le futur poste qui lui était promis chez LXZ.
La réponse de Fincher ne se fit pas attendre, il annonça à Peter que son dossier resterait en haut de la pile des futurs candidats au poste qui allait s’ouvrir.
Bob Fincher ne commença à lui évoquer la probabilité de l’obtention du financement pour le poste d’expérimentateur que quelques semaines plus tard. Puis il attendit environ trois mois pour lui annoncer que des problèmes budgétaires laissaient planer des doutes sur l’ouverture du poste, mais qu’ils étaient encore très confiants car ils avaient des appuis haut-placés. Et deux mois s’écoulèrent encore avant que Bob Fincher dit à Peter que leurs appuis au Department of Energy n’avaient rien pu faire et que le poste ne serait pas ouvert cette année. Mais qu’il restait bien sûr bien au chaud dans leurs tiroirs pour la session de l’année prochaine, où une nouvelle demande de poste serait bien évidemment demandée et que LXZ serait de toute façon prioritaire face aux autres expériences de physique des astroparticules.

***

Les centaines de fichiers transmis par le jeune Haynes étaient une véritable mine d’or. Fincher n’avait rien partagé avec ses collaborateurs, même les plus proches. Ce qu’il avait entre les mains était fabuleux et lui donnait encore plus de pouvoir, non seulement au sein de la collaboration, mais aussi bien sûr sur la concurrence. Giovanna Marsi et Matthew Donnelly avaient signé un contrat très étonnant avec Grüber&Thorp. Contrairement à ce que eux avaient réussi à négocier avec le géant des gaz liquéfiés, G&T devait fournir cinq tonnes de xénon liquide à XENO1000 sur deux ans en plusieurs livraisons de relativement faible volume chacune, et ce pour un prix dérisoire, cinq fois moins cher que ce que eux payaient. Mais il y a avait une condition inédite, voire choquante, dans ce contrat. XENO1000 devait démontrer l’efficacité de leur ultra-purification avant la fin de l’année et céder les droits de propriété industrielle de ce purificateur à l’industriel. Si cette démonstration n’était pas acquise, tout le contrat de fourniture du gaz devenait caduc. C’était du jamais-vu. XENO1000 s’était mis dans la main de Grüber&Thorp en échange de la fourniture de presque toute la production de xénon pur du monde à un prix cassé.
Fincher tremblait quand il avait lu les termes du contrat. Il se disait que Giovanna Marsi avait joué avec le feu, et venait certainement de se brûler les doigts.
Il suffisait que le purificateur de Donnelly ne montre pas toutes ses promesses pour que tout le plan qu’ils avaient élaboré pour accaparer le xénon tombe à l’eau. La pression que devait subir Matthew Donnelly devait être énorme. Ou bien cela voulait dire qu’ils étaient sûrs d’eux et qu’ils étaient en position de force au moment où ils avaient signé cet accord hors norme.
Fincher comprenait mieux maintenant les difficultés de production que leur évoquait l’industriel pour leur refuser la fourniture de plusieurs tonnes de xénon tout de suite. Ils avaient déjà réservé cinq tonnes pour XENO1000 et devaient leur livrer au fur et à mesure. Il ne restait presque rien pour eux.
Les choses étaient devenues rapidement claires pour Fincher. Il fallait tout faire pour que le purificateur de Donnelly n’atteigne pas les performances attendues d’ici à la fin de l’année 2015. Une fois le contrat avec G&T dénoncé, tout pourrait se débloquer et c’est eux qui récupéreraient la production de xénon de G&T, privant de plus XENO100 de gaz pour un an ou plus. Cela devait être suffisant pour avancer considérablement, prendre un avantage irréversible sur XENO1000 pour la mise en service du détecteur et obtenir des premiers résultats avant eux.
Il ne pouvait pas utiliser à nouveau le jeune post-doc pour faire du sabotage, c’était beaucoup trop risqué. Fincher se plongea dans les centaines de documents techniques relatifs au purificateur isotopique et à ses sous-éléments que lui avait transmis Haynes, pour essayer de trouver quel était le point faible de l’instrument. C’est là qu’il fallait agir. Il fallait toucher l’élément-clé qui faisait l’efficacité de cette machine si subtilement conçue par Donnelly. Les américains n’avaient fait que la conception, les études sur le papier. La fabrication du purificateur avait été déléguée à l’équipe allemande qui participait à la collaboration XENO1000. C’étaient des spécialistes de ce genre de machinerie complexe qui avaient travaillé pour de nombreuses applications en physico-chimie dans des domaines très différents. Ils étaient basés à l’Institut Max Planck de Garching, non loin de Münich au cœur de la Bavière.
Fincher comprit après quelques semaines quel pouvait être le point faible du purificateur, l’élément sans lequel tout le processus était sûr de ne pas fonctionner correctement. Une valve. Tout reposait sur l’étanchéité d’une valve.



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