Ils arrivèrent tous les trois, silencieux, les yeux rougis. La lumière était allumée dans la grande salle de réunion du rez-de-chaussée. Ils entrèrent. Il y avait là six ou sept personnes. Cristina vit tout de suite Jan, qui était effondré. Il y avait aussi Federico et Gianni de la manip ICARUS. Tous se jetèrent des regards pleins d'incompréhension et de tristesse. Personne ne pouvait imaginer qu'ils n'entendraient plus jamais le rire communicatif de Matthew. Le gardien arriva dans la salle avec un grand thermos fumant, d'où sortait une odeur de café envoutante.
Il
articula : "Je vais vous servir..." puis il ajouta : "Une
ambulance est déjà sur place, il est inutile d'aller au laboratoire
souterrain...". C'était une idée qui était venue à plusieurs d'entre eux,
il fallait aller là-bas. Mais le gardien avait raison, pour quoi faire ? Il
fallait laisser travailler les services médicaux.
Cristina
demanda : "Est-ce que la police a été prévenue ?". Le gardien
rétorqua : "Non. C'est un accident...".
— Mais
peut-être pas répliqua Cristina... Matthew n'a pas pu se laisser asphyxier,
c'est impossible...
— Je
comprends le choc que vous ressentez... Bon, vous avez peut-être raison, ce
type d'accident n'est jamais arrivé auparavant. Il serait sans doute logique
d'alerter les Carabinieri.
Le
gardien disparut rapidement de la salle de réunion en direction de son poste de
garde situé de l'autre côté du couloir où brillait la pâle lueur d'une lampe de
bureau. On l'entendit parler au téléphone. Quand il revint, l'homme trapu qui
avait gardé son gilet phosphorescent dit à la petite assemblée que les
Carabinieri étaient en route et qu'ils allaient rejoindre directement les
services médicaux au laboratoire. Ils avaient demandé à ce que toutes les
personnes présentes au laboratoire souterrain au moment du drame y restent
jusqu'à ce qu'ils arrivent. Outre
l'équipe de gardiennage de nuit, deux grands costaux, ceux qui avaient donné
l'alerte, il devait y rester seulement quelques chercheurs. Les Carabinieri
avaient demandé au gardien de permanence de faire une liste des personnes
susceptibles d'être encore sur place au moment de la découverte du corps. Il
s'adressa à chaque personne venue spontanément au Centre pour savoir qui, dans
chacune des manips représentées, pouvait encore se trouver au laboratoire à
22h45 environ. Pour XENO1000, Cristina était partie la dernière, elle en était
sûre... Au moment où elle prononça ces mots, elle s'effondra en larmes.
Pour l'expérience EURECA, il devait y avoir
deux personnes, un chercheur allemand et un technicien français, qui étaient en
train de lancer une acquisition de données nocturne. L'expérience DAMA avait
aussi quelqu'un qui était dans la grotte à ce moment-là, un jeune chercheur
doctorant qui finissait un étalonnage de détecteur. ICARUS n'avait personne sur
place ce soir, et LUNA non plus, le dernier intervenant qui était un
prestataire extérieur, était sorti du tunnel à 20h15. Si c'était un accident.
Chaque personnel scientifique ou technicien, même les prestataires
d'entreprises extérieures devant intervenir pour une raison ou une autre dans
un des trois halls expérimentaux du laboratoire souterrain devait posséder un
badge nominatif qui lui permettait d'accéder à la grotte. Ce badge permettait
d'ouvrir la porte du sas d'entrée, et également dans le sens de la sortie.
Chaque entrée et chaque sortie était enregistrée dans une base de donnée avec
l'identifiant du possesseur du badge, ainsi que la date et l'heure du passage
de la porte.
Il serait ainsi aisé pour la police de savoir
exactement qui était entré et sorti du labo ce 24 février 2015. Au bout d'un
petit quart d'heure, les scientifiques présents commencèrent à échanger
quelques mots. C'était avant tout des commentaires d'incompréhension face à ce
qui avait pu se passer. Comment Matthew Donnelly aurait-il pu se laisser
surprendre par une chute du niveau d'oxygène dans la salle de stockage des
bouteilles ? Combien fallait-il vider de bouteillons pour faire chuter le taux
d'oxygène sous la barre fatidique de l'anoxie ? En tant que spécialiste des gaz
nobles et des gaz en général, Mat connaissait parfaitement les risques
d'asphyxie et tous les signes liés à une chute du niveau d'oxygène. La salle de
stockage des bouteillons de xénon était, il est vrai, de petites dimensions, ce
qui augmentait le risque ou du moins était très défavorable vis à vis de ce
danger, mais d'un autre côté, on n'y était jamais très loin de la porte, ce qui
était plutôt un effet favorable pour échapper à ce risque.
Jan ne
disait pas un mot. Et puis il se racla la gorge et dit à voix basse :
— Deux
bouteillons...
— Qu'est-ce
que tu dis ? demanda Federico
— Je
viens de faire le calcul à la louche, il faut vider deux bouteillons de xénon
pour que le taux d'oxygène passe de 21% à 16% dans la salle de stockage.
— Deux
bouteillons entiers ? répliqua Cristina, tu es sûr de ton calcul ?
— Oui, je
pense que je n'ai pas fait d'erreur, j'ai considéré que la salle faisait 10 m
par 15 m avec 2,5 m de haut, ce qui fait 375 mètres cubes. C'est à peu près ça,
non ?
— Oui, tu
as raison, à quelques mètres près dans un sens et dans l'autre, ça doit pas
être loin, lui répondit Cristina.
Mais
comment Matthew a pu laisser fuir deux bouteillons entiers ?
***
Les deux
Carabinieri de la brigade de L'Aquila connaissaient de nom le laboratoire
souterrain, mais ils n'y étaient encore jamais venus. Ils allaient découvrir un
monde à la fois mystérieux et fascinant. Il fallait prendre l'A24 depuis
L'Aquila en direction de Terrano, puis bien sûr le tunnel, mais pas seulement
jusqu'au milieu, il fallait aller jusqu'au bout, car l'entrée du laboratoire
souterrain se trouvait dans le second boyau, celui de la double voie dans
l'autre sens. Après être sortis du tunnel, il fallait donc prendre la première
sortie d'autoroute spécialement aménagée, qui n'était pas une vraie sortie mais
juste une boucle qui ne servait qu'à faire demi-tour, pour entrer à nouveau
dans le tunnel dans l'autre sens, direction Rome-L'Aquila. Cette sortie n'était
utilisée et autorisée que pour les utilisateurs du laboratoire souterrain du
Gran Sasso et n'existait que depuis quelques années seulement.
On
entrait à nouveau sous les lumières blafardes du tunnel. A cette heure tardive,
les lampadaires latéraux se projetaient à travers les pales des grands
ventilateurs qui surplombaient les deux voies en formant des ombres mouvantes
étranges. C'était au beau milieu des dix kilomètres sous-terrains qu'il fallait
se garer sur la droite. Une voie de dégagement apparaissait sur le côté juste
après un panneau explicite qui montrait le logo de l'INFN. C'était là. Les véhicules
devaient être rangés aux emplacements dédiés, marqués au sol par des numéros
peints en jaune. Les deux Carabinieri virent tout de suite l'ambulance arrêtée
en travers devant la grande porte métallique que cachait un grand brun d'au
moins deux mètres muni d’un casque bleu et qui arborait un gilet phosphorescent
jaune et une mine d'enterrement.
Il les
conduisit immédiatement vers le lieu où les médecins se trouvaient déjà. Ils
traversèrent tout d'abord une sorte de grand sas aux parois creusées dans la roche.
Il faisait une température douce, bien plus chaude que la température qui
régnait à L'Aquila. Il était 23h56 lorsqu'ils arrivèrent à l'entrée de la salle
de stockage des bouteilles de gaz. C'était une petite salle annexe fermée par
une porte épaisse. Un indicateur lumineux se trouvait juste au-dessus de la
porte avec l'indication "Attention - risque d'anoxie". Les
Carabinieri connaissaient ces termes techniques de danger de mort. L'anoxie
était une asphyxie qui survenait lorsque le taux d'oxygène dans l'air que l'on
respirait descendait en dessous de 18%. Cela pouvait arriver quand n'importe
quel gaz, même inoffensif, venait se répandre dans une pièce fermée, faisant
passer le taux d'oxygène naturel en dessous du seuil fatidique. C'est ce qui était arrivé ici avec du xénon,
ce gaz noble totalement inoffensif si on le respire, mais qui devient mortel si
il vient remplacer une portion significative de l’oxygène dans l'air.
Il y
avait là un médecin et un infirmier. Les Carabinieri les saluèrent, ils aperçurent
aussitôt le corps allongé au sol recouvert d'un drap médical. Puis le garde
géant ouvrit la bouche et s'adressa aux gendarmes. Il leur expliqua ce qui
s'était passé dans la soirée. Les chercheurs et ingénieurs quittaient le
laboratoire petit à petit comme tous les soirs, soit par petits groupes ou soit
par deux, voire seuls pour certains. Il n'y avait presque plus personne, encore
environ cinq ou six scientifiques, il était 22h48 quand soudainement l'alarme
"Anoxie" se mit à retentir dans la salle de stockage des gaz. Le
garde de permanence se rendit immédiatement à l'entrée de la salle et suivit
rigoureusement la procédure à appliquer en cas d'une telle alarme. Il mit tout
d'abord en route l'injection d'oxygène jusqu'à ce que le niveau, qui était tombé
à 15% revienne à 19% et pendant ce laps de temps d'une dizaine de secondes,
enfila le masque à gaz qui était situé dans la boîte d'urgence placée juste à
côté de la porte. Dès que le taux fut à 19%, il ouvrit la porte et pénétra
aussitôt dans la pièce sombre. La lumière s'alluma avec l'ouverture de la
porte. Il vit tout de suite le corps de Matthew Donnelly sur la droite. Son
premier réflexe fut de vouloir sortir le malheureux de là, mais entre-temps, le
taux d'oxygène était revenu à 20%, il ôta son masque et se pencha très vite
vers le physicien inanimé. Marco fit les gestes de secours classiques qu'il
connaissait par cœur et qu'il revoyait tous les six mois lors des exercices de
secours organisés par la direction du laboratoire souterrain. Matthew ne respirait
plus, il n'avait pas de pouls. Marco se pencha sur lui pour lui pratiquer un
massage cardiaque associé à un bouche à bouche pour lui apporter l'oxygène
vital. Il poursuivit son effort durant 25 minutes, remplaçant le bouche à
bouche par l'application d'une bouteille d'oxygène d'urgence qu'un membre de
l'équipe italienne de DAMA apporta au bout de six minutes. Pendant ce temps, les chercheurs qui étaient
encore présents au labo avaient appelé le numéro d'urgence des secours.
L'ambulance du service d'aide médicale d'urgence arriva aux environs de 23h35.
Ils prirent en charge le malheureux mais leurs efforts furent vains. Ils ne
purent rien faire.
***
Le
médecin du SAMU prit à part le lieutenant de brigade. Le corps était placé sur
le dos, puisque le gardien l'avait retourné pour pouvoir lui prodiguer les
gestes de premiers secours, mais il était initialement face contre terre
d'après le témoignage de Marco. Le brigadier constata que deux bouteillons de
gaz sous pression étaient ouverts à proximité de Matthew et étaient entièrement
vides, les capots se trouvaient au sol. Au même moment, le médecin fit part au
lieutenant d'un élément qu'il considérait être important.
— Nous lui avons mis un masque à oxygène dès
que nous sommes arrivés. En lui bougeant la tête pour placer le masque, j'ai vu
qu'il avait une marque comme une contusion sur le bas de la nuque...
— Vous
pouvez me montrer s'il vous plaît ?
—
Regardez, là... cette marque... elle est très particulière. Ça n'a pas pu se
faire dans une chute de plain-pied...
— Oui, en
effet… Même quand le corps a été retourné au sol ?
— Non,
c'est une contusion visiblement produite par un coup très localisé, juste à la
base de la nuque. Le sol est tout à fait plat à cet endroit et rien ici n'a pu
produire ça...
— Là où
s'est le plus efficace pour assommer...
Le
lieutenant resta quelques secondes l'air songeur, puis alla voir son brigadier
qui était en train de relever la topologie de la salle et faisait quelques
clichés. Ils discutèrent à voix basse un court instant, puis le brigadier
s'approcha du corps pour faire de nouveaux clichés, notamment de la marque
qu'avait montrée le médecin. Le lieutenant s'adressa aux gardiens, au médecin
et à l'infirmier.
— Vu les
circonstances, nous allons enclencher une procédure d'enquête. Toutes les
personnes présentes dans le lieu à l'heure du drame seront appelées à témoigner
lors de courts interrogatoires. Nous allons transmettre tout de suite les
informations nécessaires à la police judiciaire du district. Etant donné qu'il
s'agit d'un ressortissant étranger, il se peut qu'une procédure particulière
soit appliquée.
— Vous
voulez dire que vous pensez que ce n'est pas un accident ? demanda GianCarlo,
le second garde de permanence.
— Lorsque
nous avons le moindre doute, il est d'usage de transmettre le dossier à la
police judiciaire, c'est le cas pour les suicides ou les homicides. Nous allons
prendre les identités et coordonnées de toutes les personnes présentes ici ce
soir.
Outre les
deux gardiens Marco et GianCarlo, il y avait en tout et pour tout sept
personnes présentes au sein des trois halls expérimentaux du laboratoire
souterrain. Il y avait le physicien allemand Werner Höffner, de l'expérience
EURECA, qui était accompagné de Jean-Pierre Habout, technicien français travaillant
sur la même manip dans le hall A. Carlo Nebbia, chercheur doctorant de l'équipe
DAMA était aussi là, dans le hall C, au moment du drame; c'est lui qui avait
apporté la bouteille d'oxygène à Marco quand GianCarlo était au téléphone. Il
n'y avait étrangement aucune femme à cette heure tardive, alors que bien
souvent elles n'étaient pas les dernières à travailler jusque tard dans la
nuit. Les quatre autres présents étaient le physicien russe Serguei Ibarov, qui
voulait finir l'installation d'un système de pompage cryogénique sur une
nouvelle expérience en cours de montage dans le hall A, les deux ingénieurs
suisses Carl Lichert et Johannes Bücherl de la manip ASTRA en cours de
démontage dans le hall C et enfin le physicien italien Paolo Pascali, de l'INFN
qui devait lancer des mesures de spectrométrie gamma de longue durée pour
l'analyse de la pureté des matériaux de nouveaux détecteurs.
Les
gendarmes demandèrent aux gardes de rassembler toutes les personnes présentes
dans la grande salle de repos située près du sas d'entrée pour noter leurs
identités et coordonnées. Puis le brigadier sortit accompagné des deux gardes
pour effectuer une ronde minutieuse afin d’inspecter la totalité du laboratoire
souterrain et déceler l'éventuelle présence d'un intrus. Pendant ce temps, le
médecin et l'infirmier emportèrent le corps, en direction le centre hospitalier
de L'Aquila.
Les sept
chercheurs s'assirent autour des deux tables qui étaient là au centre de la
salle éclairée par une double rangée de néons. L'atmosphère était lourde.
Chacun regardait ses mains ou bien une petite tache décelée sur la surface de
la table de bois plastifiée. Le lieutenant Borsi ferma doucement la porte et
s'adressa à la petite assemblée.
— Les
circonstances sont exceptionnelles, vous l'avez compris. C'est la première fois
qu'un tel événement arrive dans cet endroit particulier. Le décès de votre
collègue a des causes qui restent à élucider, même si l'accident est très
probable. C'est pourquoi une enquête judiciaire va devoir être menée.
Le
lieutenant Francesco Borsi s'était placé au milieu de la table de sorte à
dominer tous les hommes attablés. S’il y avait eu des mouches au Gran Sasso, on
aurait pu entendre le moindre battement d'aile derrière le ronronnement de la
ventilation.
— Nous allons
ouvrir une enquête auprès de la police judiciaire du district. Etant donné que
vous tous étiez présents dans ce lieu clos au moment du drame, vous serez
amenés à être interrogés pour clarifier certains points. Bien sûr, nous
n'allons pas faire ça maintenant. Je vais vous demander de me fournir vos
pièces d'identité ainsi que toutes vos coordonnées téléphoniques, électroniques
et autres.
Les sept
chercheurs regardaient tous désormais le lieutenant des Carabinieri avec autant
d'étonnement que de confusion. Le suisse Carl Lichert fut le premier à ouvrir
la bouche après dix bonnes secondes :
— Nous
sommes considérés être des suspects ?
— Non, ce
n'est pas le terme adéquat, reprit le lieutenant Borsi. La police judiciaire
vous interrogera en tant que témoins, ni plus ni moins, ajouta le lieutenant
d'une voix douce.
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