Chapitre 2


Ils arrivèrent tous les trois, silencieux, les yeux rougis. La lumière était allumée dans la grande salle de réunion du rez-de-chaussée. Ils entrèrent. Il y avait là six ou sept personnes. Cristina vit tout de suite Jan, qui était effondré. Il y avait aussi Federico et Gianni de la manip ICARUS. Tous se jetèrent des regards pleins d'incompréhension et de tristesse. Personne ne pouvait imaginer qu'ils n'entendraient plus jamais le rire communicatif de Matthew. Le gardien arriva dans la salle avec un grand thermos fumant, d'où sortait une odeur de café envoutante.
Il articula : "Je vais vous servir..." puis il ajouta : "Une ambulance est déjà sur place, il est inutile d'aller au laboratoire souterrain...". C'était une idée qui était venue à plusieurs d'entre eux, il fallait aller là-bas. Mais le gardien avait raison, pour quoi faire ? Il fallait laisser travailler les services médicaux.
Cristina demanda : "Est-ce que la police a été prévenue ?". Le gardien rétorqua : "Non. C'est un accident...".
— Mais peut-être pas répliqua Cristina... Matthew n'a pas pu se laisser asphyxier, c'est impossible...
— Je comprends le choc que vous ressentez... Bon, vous avez peut-être raison, ce type d'accident n'est jamais arrivé auparavant. Il serait sans doute logique d'alerter les Carabinieri.
Le gardien disparut rapidement de la salle de réunion en direction de son poste de garde situé de l'autre côté du couloir où brillait la pâle lueur d'une lampe de bureau. On l'entendit parler au téléphone. Quand il revint, l'homme trapu qui avait gardé son gilet phosphorescent dit à la petite assemblée que les Carabinieri étaient en route et qu'ils allaient rejoindre directement les services médicaux au laboratoire. Ils avaient demandé à ce que toutes les personnes présentes au laboratoire souterrain au moment du drame y restent jusqu'à ce qu'ils arrivent.  Outre l'équipe de gardiennage de nuit, deux grands costaux, ceux qui avaient donné l'alerte, il devait y rester seulement quelques chercheurs. Les Carabinieri avaient demandé au gardien de permanence de faire une liste des personnes susceptibles d'être encore sur place au moment de la découverte du corps. Il s'adressa à chaque personne venue spontanément au Centre pour savoir qui, dans chacune des manips représentées, pouvait encore se trouver au laboratoire à 22h45 environ. Pour XENO1000, Cristina était partie la dernière, elle en était sûre... Au moment où elle prononça ces mots, elle s'effondra en larmes.
  Pour l'expérience EURECA, il devait y avoir deux personnes, un chercheur allemand et un technicien français, qui étaient en train de lancer une acquisition de données nocturne. L'expérience DAMA avait aussi quelqu'un qui était dans la grotte à ce moment-là, un jeune chercheur doctorant qui finissait un étalonnage de détecteur. ICARUS n'avait personne sur place ce soir, et LUNA non plus, le dernier intervenant qui était un prestataire extérieur, était sorti du tunnel à 20h15. Si c'était un accident. Chaque personnel scientifique ou technicien, même les prestataires d'entreprises extérieures devant intervenir pour une raison ou une autre dans un des trois halls expérimentaux du laboratoire souterrain devait posséder un badge nominatif qui lui permettait d'accéder à la grotte. Ce badge permettait d'ouvrir la porte du sas d'entrée, et également dans le sens de la sortie. Chaque entrée et chaque sortie était enregistrée dans une base de donnée avec l'identifiant du possesseur du badge, ainsi que la date et l'heure du passage de la porte.
  Il serait ainsi aisé pour la police de savoir exactement qui était entré et sorti du labo ce 24 février 2015. Au bout d'un petit quart d'heure, les scientifiques présents commencèrent à échanger quelques mots. C'était avant tout des commentaires d'incompréhension face à ce qui avait pu se passer. Comment Matthew Donnelly aurait-il pu se laisser surprendre par une chute du niveau d'oxygène dans la salle de stockage des bouteilles ? Combien fallait-il vider de bouteillons pour faire chuter le taux d'oxygène sous la barre fatidique de l'anoxie ? En tant que spécialiste des gaz nobles et des gaz en général, Mat connaissait parfaitement les risques d'asphyxie et tous les signes liés à une chute du niveau d'oxygène. La salle de stockage des bouteillons de xénon était, il est vrai, de petites dimensions, ce qui augmentait le risque ou du moins était très défavorable vis à vis de ce danger, mais d'un autre côté, on n'y était jamais très loin de la porte, ce qui était plutôt un effet favorable pour échapper à ce risque.
Jan ne disait pas un mot. Et puis il se racla la gorge et dit à voix basse :
— Deux bouteillons...
— Qu'est-ce que tu dis ? demanda Federico
— Je viens de faire le calcul à la louche, il faut vider deux bouteillons de xénon pour que le taux d'oxygène passe de 21% à 16% dans la salle de stockage.
— Deux bouteillons entiers ? répliqua Cristina, tu es sûr de ton calcul ?
— Oui, je pense que je n'ai pas fait d'erreur, j'ai considéré que la salle faisait 10 m par 15 m avec 2,5 m de haut, ce qui fait 375 mètres cubes. C'est à peu près ça, non ?
— Oui, tu as raison, à quelques mètres près dans un sens et dans l'autre, ça doit pas être loin, lui répondit Cristina.
Mais comment Matthew a pu laisser fuir deux bouteillons entiers ?

***

Les deux Carabinieri de la brigade de L'Aquila connaissaient de nom le laboratoire souterrain, mais ils n'y étaient encore jamais venus. Ils allaient découvrir un monde à la fois mystérieux et fascinant. Il fallait prendre l'A24 depuis L'Aquila en direction de Terrano, puis bien sûr le tunnel, mais pas seulement jusqu'au milieu, il fallait aller jusqu'au bout, car l'entrée du laboratoire souterrain se trouvait dans le second boyau, celui de la double voie dans l'autre sens. Après être sortis du tunnel, il fallait donc prendre la première sortie d'autoroute spécialement aménagée, qui n'était pas une vraie sortie mais juste une boucle qui ne servait qu'à faire demi-tour, pour entrer à nouveau dans le tunnel dans l'autre sens, direction Rome-L'Aquila. Cette sortie n'était utilisée et autorisée que pour les utilisateurs du laboratoire souterrain du Gran Sasso et n'existait que depuis quelques années seulement.
On entrait à nouveau sous les lumières blafardes du tunnel. A cette heure tardive, les lampadaires latéraux se projetaient à travers les pales des grands ventilateurs qui surplombaient les deux voies en formant des ombres mouvantes étranges. C'était au beau milieu des dix kilomètres sous-terrains qu'il fallait se garer sur la droite. Une voie de dégagement apparaissait sur le côté juste après un panneau explicite qui montrait le logo de l'INFN. C'était là. Les véhicules devaient être rangés aux emplacements dédiés, marqués au sol par des numéros peints en jaune. Les deux Carabinieri virent tout de suite l'ambulance arrêtée en travers devant la grande porte métallique que cachait un grand brun d'au moins deux mètres muni d’un casque bleu et qui arborait un gilet phosphorescent jaune et une mine d'enterrement.
Il les conduisit immédiatement vers le lieu où les médecins se trouvaient déjà. Ils traversèrent tout d'abord une sorte de grand sas aux parois creusées dans la roche. Il faisait une température douce, bien plus chaude que la température qui régnait à L'Aquila. Il était 23h56 lorsqu'ils arrivèrent à l'entrée de la salle de stockage des bouteilles de gaz. C'était une petite salle annexe fermée par une porte épaisse. Un indicateur lumineux se trouvait juste au-dessus de la porte avec l'indication "Attention - risque d'anoxie". Les Carabinieri connaissaient ces termes techniques de danger de mort. L'anoxie était une asphyxie qui survenait lorsque le taux d'oxygène dans l'air que l'on respirait descendait en dessous de 18%. Cela pouvait arriver quand n'importe quel gaz, même inoffensif, venait se répandre dans une pièce fermée, faisant passer le taux d'oxygène naturel en dessous du seuil fatidique.  C'est ce qui était arrivé ici avec du xénon, ce gaz noble totalement inoffensif si on le respire, mais qui devient mortel si il vient remplacer une portion significative de l’oxygène dans l'air.
Il y avait là un médecin et un infirmier. Les Carabinieri les saluèrent, ils aperçurent aussitôt le corps allongé au sol recouvert d'un drap médical. Puis le garde géant ouvrit la bouche et s'adressa aux gendarmes. Il leur expliqua ce qui s'était passé dans la soirée. Les chercheurs et ingénieurs quittaient le laboratoire petit à petit comme tous les soirs, soit par petits groupes ou soit par deux, voire seuls pour certains. Il n'y avait presque plus personne, encore environ cinq ou six scientifiques, il était 22h48 quand soudainement l'alarme "Anoxie" se mit à retentir dans la salle de stockage des gaz. Le garde de permanence se rendit immédiatement à l'entrée de la salle et suivit rigoureusement la procédure à appliquer en cas d'une telle alarme. Il mit tout d'abord en route l'injection d'oxygène jusqu'à ce que le niveau, qui était tombé à 15% revienne à 19% et pendant ce laps de temps d'une dizaine de secondes, enfila le masque à gaz qui était situé dans la boîte d'urgence placée juste à côté de la porte. Dès que le taux fut à 19%, il ouvrit la porte et pénétra aussitôt dans la pièce sombre. La lumière s'alluma avec l'ouverture de la porte. Il vit tout de suite le corps de Matthew Donnelly sur la droite. Son premier réflexe fut de vouloir sortir le malheureux de là, mais entre-temps, le taux d'oxygène était revenu à 20%, il ôta son masque et se pencha très vite vers le physicien inanimé. Marco fit les gestes de secours classiques qu'il connaissait par cœur et qu'il revoyait tous les six mois lors des exercices de secours organisés par la direction du laboratoire souterrain. Matthew ne respirait plus, il n'avait pas de pouls. Marco se pencha sur lui pour lui pratiquer un massage cardiaque associé à un bouche à bouche pour lui apporter l'oxygène vital. Il poursuivit son effort durant 25 minutes, remplaçant le bouche à bouche par l'application d'une bouteille d'oxygène d'urgence qu'un membre de l'équipe italienne de DAMA apporta au bout de six minutes.  Pendant ce temps, les chercheurs qui étaient encore présents au labo avaient appelé le numéro d'urgence des secours. L'ambulance du service d'aide médicale d'urgence arriva aux environs de 23h35. Ils prirent en charge le malheureux mais leurs efforts furent vains. Ils ne purent rien faire.

***

Le médecin du SAMU prit à part le lieutenant de brigade. Le corps était placé sur le dos, puisque le gardien l'avait retourné pour pouvoir lui prodiguer les gestes de premiers secours, mais il était initialement face contre terre d'après le témoignage de Marco. Le brigadier constata que deux bouteillons de gaz sous pression étaient ouverts à proximité de Matthew et étaient entièrement vides, les capots se trouvaient au sol. Au même moment, le médecin fit part au lieutenant d'un élément qu'il considérait être important.
— Nous lui avons mis un masque à oxygène dès que nous sommes arrivés. En lui bougeant la tête pour placer le masque, j'ai vu qu'il avait une marque comme une contusion sur le bas de la nuque...
— Vous pouvez me montrer s'il vous plaît ?
— Regardez, là... cette marque... elle est très particulière. Ça n'a pas pu se faire dans une chute de plain-pied...
— Oui, en effet… Même quand le corps a été retourné au sol ?
— Non, c'est une contusion visiblement produite par un coup très localisé, juste à la base de la nuque. Le sol est tout à fait plat à cet endroit et rien ici n'a pu produire ça...
— Là où s'est le plus efficace pour assommer...
Le lieutenant resta quelques secondes l'air songeur, puis alla voir son brigadier qui était en train de relever la topologie de la salle et faisait quelques clichés. Ils discutèrent à voix basse un court instant, puis le brigadier s'approcha du corps pour faire de nouveaux clichés, notamment de la marque qu'avait montrée le médecin. Le lieutenant s'adressa aux gardiens, au médecin et à l'infirmier.
— Vu les circonstances, nous allons enclencher une procédure d'enquête. Toutes les personnes présentes dans le lieu à l'heure du drame seront appelées à témoigner lors de courts interrogatoires. Nous allons transmettre tout de suite les informations nécessaires à la police judiciaire du district. Etant donné qu'il s'agit d'un ressortissant étranger, il se peut qu'une procédure particulière soit appliquée.
— Vous voulez dire que vous pensez que ce n'est pas un accident ? demanda GianCarlo, le second garde de permanence.
— Lorsque nous avons le moindre doute, il est d'usage de transmettre le dossier à la police judiciaire, c'est le cas pour les suicides ou les homicides. Nous allons prendre les identités et coordonnées de toutes les personnes présentes ici ce soir.
Outre les deux gardiens Marco et GianCarlo, il y avait en tout et pour tout sept personnes présentes au sein des trois halls expérimentaux du laboratoire souterrain. Il y avait le physicien allemand Werner Höffner, de l'expérience EURECA, qui était accompagné de Jean-Pierre Habout, technicien français travaillant sur la même manip dans le hall A. Carlo Nebbia, chercheur doctorant de l'équipe DAMA était aussi là, dans le hall C, au moment du drame; c'est lui qui avait apporté la bouteille d'oxygène à Marco quand GianCarlo était au téléphone. Il n'y avait étrangement aucune femme à cette heure tardive, alors que bien souvent elles n'étaient pas les dernières à travailler jusque tard dans la nuit. Les quatre autres présents étaient le physicien russe Serguei Ibarov, qui voulait finir l'installation d'un système de pompage cryogénique sur une nouvelle expérience en cours de montage dans le hall A, les deux ingénieurs suisses Carl Lichert et Johannes Bücherl de la manip ASTRA en cours de démontage dans le hall C et enfin le physicien italien Paolo Pascali, de l'INFN qui devait lancer des mesures de spectrométrie gamma de longue durée pour l'analyse de la pureté des matériaux de nouveaux détecteurs.
Les gendarmes demandèrent aux gardes de rassembler toutes les personnes présentes dans la grande salle de repos située près du sas d'entrée pour noter leurs identités et coordonnées. Puis le brigadier sortit accompagné des deux gardes pour effectuer une ronde minutieuse afin d’inspecter la totalité du laboratoire souterrain et déceler l'éventuelle présence d'un intrus. Pendant ce temps, le médecin et l'infirmier emportèrent le corps, en direction le centre hospitalier de L'Aquila.
Les sept chercheurs s'assirent autour des deux tables qui étaient là au centre de la salle éclairée par une double rangée de néons. L'atmosphère était lourde. Chacun regardait ses mains ou bien une petite tache décelée sur la surface de la table de bois plastifiée. Le lieutenant Borsi ferma doucement la porte et s'adressa à la petite assemblée.
— Les circonstances sont exceptionnelles, vous l'avez compris. C'est la première fois qu'un tel événement arrive dans cet endroit particulier. Le décès de votre collègue a des causes qui restent à élucider, même si l'accident est très probable. C'est pourquoi une enquête judiciaire va devoir être menée.
Le lieutenant Francesco Borsi s'était placé au milieu de la table de sorte à dominer tous les hommes attablés. S’il y avait eu des mouches au Gran Sasso, on aurait pu entendre le moindre battement d'aile derrière le ronronnement de la ventilation.
— Nous allons ouvrir une enquête auprès de la police judiciaire du district. Etant donné que vous tous étiez présents dans ce lieu clos au moment du drame, vous serez amenés à être interrogés pour clarifier certains points. Bien sûr, nous n'allons pas faire ça maintenant. Je vais vous demander de me fournir vos pièces d'identité ainsi que toutes vos coordonnées téléphoniques, électroniques et autres.
Les sept chercheurs regardaient tous désormais le lieutenant des Carabinieri avec autant d'étonnement que de confusion. Le suisse Carl Lichert fut le premier à ouvrir la bouche après dix bonnes secondes :
— Nous sommes considérés être des suspects ?
— Non, ce n'est pas le terme adéquat, reprit le lieutenant Borsi. La police judiciaire vous interrogera en tant que témoins, ni plus ni moins, ajouta le lieutenant d'une voix douce.



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